[ interviews ]

Article on Fear Drop (France) 2000 (only French)
Francisco López qui, dans le "civil", est professeur de biologie à l'université de Madrid, façonne depuis de nombreuses années une œuvre difficile et fascinante qui s'inscrit dans la suite de la musique industrielle (il a participé au premier album de Hunting Lodge) dont elle a la dimension philosophique et l'ambivalence. Les premiers enregistrements de Francisco López sont réalisés à partir de générateurs de bruit blanc et rose faits maison, de radios et surtout de simples magnétophones à cassettes. Ces premières pièces, dont un choix a été récemment publié sur mini-CD chez Staalplaat (untitled (1981-1983)) sont des paysages sonores abstraits et statiques, à peine perturbés par de subtils changements de fréquence, dont les textures ont la rugosité du low-tech. Aucune information signifiante n'en surgit et elles contiennent déjà une dimension "absolue", pure et polysémique. Elles posent les bases de la direction future de son travail, entièrement tourné vers l'exploration sonore du monde réel, qu'il considère comme un univers acousmatique élargi. Surtout, elles ont déjà quelques caractéristiques que Francisco López ne va cesser d'appuyer et de perfectionner dans ses travaux ultérieurs : le volume sonore est faible, les sons considérés comme des matières et choisis uniquement en fonction de leurs qualités acoustiques, les dynamiques et le "sens" intimement dépendants de l'écoute et de l'environnement extérieur...

Toutes ces dimensions restent des constantes dans les pièces de López, quelle que soit le nature du travail abordé et le concept qu'il met en jeu. Ces caractéristiques créent un univers minimal, souvent comparé à ceux de Bernhard Günter et de RLW par exemple. Sur de nombreux points, le travail de Francisco López est effectivement minimal : son action sur les sources sonores, dont l'enregistrement constitue souvent le seul traitement; le volume sonore de ses publications, souvent mixées très bas; l'évolution en crescendo assez récurrente dans ses compositions; plus récemment (mais pas forcément pour des pièces récentes) l'absence de titres et d'informations sur ses enregistrements, qui se traduit en concert par une obscurité individualisée par un bandeau sur les yeux ou dans ses "acousmatics rooms", des pièces plongées dans le noir et le son.

Cette musique minimale est pourtant traversée de multiples dynamiques, chaque pièce l'est par une profusion extrême d'événements sonores divers et mouvants. Elle n'est donc pas minimaliste. Surtout, l'énergie insufflée à des pièces basées sur les mêmes méthodes (des enregistrements d'environnements sonores non transformés) peuvent connaître de très grandes variations esthétiques. La Selva propose une immersion dans une suite d'événements sonores très dynamiques et évocateurs. Belle Confusion 969, également basé sur des enregistrements en forêts tropicales, nous confronte à un univers autrement intense, sombre et paradoxalement urbain, complètement industriel. Une autre facette de son travail se retrouve dans Warszawa restaurant ou Untitled 74 qui plongent dans une absence de densité déconcertante. Cette grande diversité, loin de nuire à la cohérence de son œuvre, expose, outre la singularité d'expériences vécues par lui, des positions théoriques précises et radicales sous-tendues par une philosophie dont la musique sera le vecteur. Francisco López considère le son comme une simple vibration dont il évacue l'origine signifiante pour n'en retenir que ses qualités acoustiques (comme l'objet sonore de Pierre Schaeffer). Il l'aborde en tant que phénomène de perception (et non comme un phénomène signifiant) et son travail sur les environnements se comprend dans un concept de "musique élargie" qui interdit toute approche documentaire, toute re-présentation du monde. Cette grande diversité esthétique en est la meilleure démonstration. Selon Francisco López, ces tentatives sont vaines. D'abord parce qu'elle restreignent les capacités signifiantes des sons (alors cantonnés à leur interprétation rationnelle). Ensuite, l'enregistrement d'un son est la captation d'un moment impossible à rendre parce que lié à l'expérience. Sa fixation sur support lui fait perdre son objectivité parce qu'il est coupé non seulement de son contexte mais de la conscience perceptive qu'en avait le compositeur. C'est donc au contraire la capacité des sons à se fondre dans un contexte musical totalement étranger à leur origine qui détermine les décisions de composition de Francisco López. C'est sans doute également ce qui motive la multitude de collaborations avec d'autres compositeurs (J. Hudak, M. Gendreau...) dont les œuvres sont aussi des paysages sonores, dont Francisco López s'imprègne au même titre que ceux de la nature. En ce sens, la préoccupation centrale de Francisco López semble être une interrogation radicale de la perception de l'auditeur, qui passe par une réflexion sur la nature de l'événement sonore. Ses compositions, mixées à un volume très faible, perturbent autant qu'elles sollicitent nos facultés perceptives. Si elles se confrontent à une absence, celle-ci n'est pas du silence. Les paysages sonores de Francisco López sont perméables à l'environnement dans lequel ils sont joués, donc très dynamiques et non répétitifs. Ils nécessitent des efforts d'écoute soutenus pour être appréhendés et exigent, selon ses termes, un "tour de force" d'écoute approfondie qui consiste pour l'auditeur à s'immerger dans les sons, à focaliser son attention sur ce que le son EST (dans ses compositions) plutôt qu'à sa source originelle. L'auditeur doit réactiver la force signifiante de chaque événement sonore selon d'autres schémas que ceux de la réalité, dans lesquels l'imaginaire est invoqué, nourri de ces multiples infiltrations extra-musicales. Cette posture de Francisco López fait du compositeur une figure primordiale dans l'élaboration de l'œuvre musicale. En composant, il fait part d'une expérience dirigée par sa sensibilité et pose un rapport au monde singulier.

Pourtant, l'interprétation de celle-ci nous met en face d'une liberté étourdissante. Les sons, coupés de tout souci de re-présentation du réel, plongent dans un univers où le sens est en mouvement, et reste à créer. La musique fait primer les sensations produites et ce avant toute considération technique, formelle ou esthétique. Elle laisse à l'auditeur la possibilité de comprendre cette expérience d'écoute intense, ouverte, selon une conception de l'essentiel qui lui appartient... L'auditeur se trouve ainsi presque inclus dans le processus créatif. Ce travail porte en lui une dimension politique très forte, comparable à celles des musiques industrielles.

Cette musique, issue d'une philosophie radicale, laisse ouverts de nombreux angles et degrés de compréhension. En appelant l'auditeur à interpréter sa musique dans le primat des sensations et de l'imagination, il l'incite aussi à poser un rapport au monde défait de tout souci de re-présentation rationnel et à le repenser selon ses propres aspirations et désirs. Cette faille du sens dans laquelle il inscrit ses compositions qui forcent l'auditeur à redécouvrir le monde selon d'autres perspectives recrée un lien social, quasi communautaire, autre, dans quelque "autre chose" qui serait cette expérience de créer soi-même sa liberté dans un monde polysémique, non hiérarchisé, intuitif, dans la "belle confusion" ...